Ensemble Feller
Extraits choisis du livre « Huguenots et protestants francophones au Québec : Fragments d’histoire », Marie-Claude Rocher – Marc Pelchat Philippe Chareyre – Didier Poton, utilisés avec autorisation de l’auteur.
L’ensemble Feller
La municipalité de Saint-Blaise-sur-Richelieu, située dans le riche territoire agricole des Basses-terres du Saint-Laurent, a la particularité d’avoir été un noyau franco-protestant, quelque quarante ans avant d’être constituée en paroisse catholique. Jusqu’en 1892, en effet, Saint-Blaise était considérée comme une « desserte » de l’église voisine de Saint-Valentin, malgré les protestations de ses résidents — comme en témoigne ce plaidoyer adressé par Jean-Baptiste Sénécal à Mgr Édouard Fabre, archevêque de Montréal :
« Je me crois en conscience, et dans le plus grand intérêt de la foi et de la religion, dans l’obligation de porter à la connaissance de Votre Grandeur les bruits qui circulent dans notre localité. […] Les protestants sont dans la joie et proclament bien haut leur contentement de voir le retard de Votre Grandeur à ériger St. Blaise canoniquement. […] Je suis maître de poste et en cette qualité, je ne me suis jamais mêlé d’affaires publiques […] mais si St. Blaise tombe, ce sera un grand triomphe pour les protestants et en ce cas [nous] aurons fait plus pour la cause de nos frères séparés que leurs meilleurs prédicateurs. »
Lorsque, quatre ans plus tard, la paroisse est officiellement constituée, l’Église Évangélique baptiste de Grande-Ligne (aujourd’hui Roussy-Memorial) possède depuis sept ans un temple pouvant réunir 250 personnes et la Société Évangélique de la Grande-Ligne comprend plusieurs églises bâties dans les communautés avoisinantes, des stations missionnaires dont l’action s’étend jusque dans les États de New-York et du Vermont, des écoles rurales pouvant accueillir un total de 200 enfants par année, un pensionnat pour filles situé à Longueuil ainsi que l’école locale pour garçons — le futur Institut Feller, qui en est déjà à son deuxième agrandissement et deviendra un collège influent et rayonnant.
Traces d’un monde
À son apogée, l’Institut Feller regroupait une vingtaine d’immeubles et de dépendances. Actuellement, l’ensemble des bâtiments reliés à Feller relève du cadastre de la paroisse Saint-Valentin, dans la Municipalité rurale de Saint-Blaise, MRC du Haut-Richelieu. Situés dans les cadastres 37 et 21, ils sont répartis en une série de dix lots subdivisés selon les diverses transactions immobilières, et dont les superficies varient de 1000 à 4200 m2. L’église, le presbytère et le cimetière continuent de desservir la population.
Dans l’espace contemporain, l’Institut Feller a laissé une diversité de traces, témoignages différenciés selon les niveaux et les types de présence encore perceptibles. Ainsi, certaines ont complètement disparu, si ce n’est dans la mémoire des anciens: l’immeuble principal, le bureau de poste de la Mission, les centaines d’élèves se rendant à l’église en rangs de deux, les barbelés du camp d’internement ; d’autres perdurent, invisibles ou discrètes: les servitudes et liens légaux, la logique de l’aménagement spatial, le réseau des relations intracommunautaires franco-protestant; d’autres encore sont visibles mais ont perdu leur sens initial ou ont vu leur usage se transformer jusqu’au recyclage ; d’autres enfin demeurent, pérennes, relativement intactes dans la forme et dans l’usage. Des traces, pourrait-on dire, que l’on ne voit plus, que l’on ne voit pas, que l’on voit encore ou que l’on voit toujours…
La vie de L’institut
Dans son rapport annuel de 1915, le secrétaire général de la Mission de la Grande-Ligne évaluait à 7000 le nombre d’élèves ayant fréquenté l’Institut Feller depuis sa fondation, 80 ans plus tôt. On imagine l’impact d’une telle population sur la société locale — et ce que l’on ne voit plus, depuis 1967, c’est la vie communautaire qui s’articulait autour des pensionnaires, des visiteurs, du personnel : les cloches annonçant le culte, les sorties de groupe, les fêtes, la musique, les événements sportifs, les constructions, le développement, bref, l’effervescence d’une vie de collège… traces immatérielles, rendues plus élusives encore par la destruction des documents qui les auraient consignées, lors de l’incendie du bâtiment principal.
Dispersion et essaimage
L’œuvre protestante française au Québec connut deux phases de développement. La première et la plus intense, qui suivit des crises multiples et de la fragilisation de l’Église catholique durant les années 1830, donna lieu, durant les deux décennies suivantes, à l’implantation de nombreuses églises et écoles franco-protestantes, dont Feller; la deuxième, à la fin du même siècle, consolida ces implantations et en assura la croissance pendant encore quelque quarante ans. Chacune des deux phases d’expansion du protestantisme français se heurta à l’opposition virulente de l’Église officielle. Dans la région de Saint-Blaise, la croissance des années 1840 et les persécutions qui s’ensuivirent provoquèrent un essaimage de la communauté protestante vers des terres voisines, tandis que la croissance observée au tournant du XXe siècle se termina plutôt par le déclin de l’œuvre, l’anglicisation et, pour ce qui est de l’Institut Feller, la fin d’une entreprise d’évangélisation essentiellement francophone.
Assimilation et anglicisation : Le déclin
Après la dispersion de la communauté franco-protestante et les implantations qui en résultèrent, il faut attendre le tournant du siècle pour observer à nouveau une phase de croissance importante, que l’on peut situer entre 1885 et 1915. Pour l’Institut Feller, on l’a vu, cette deuxième phase s’est concrétisée par plusieurs constructions résidentielles et communautaires. Elle s’est également traduite par une résistance accrue de la part des autorités catholiques puis, dès les années 1920, par un déclin de l’œuvre protestante française.
Les membres de la communauté franco-protestante étaient soumis à une forte pression sociale, comme en témoigne cet extrait d’une lettre d’Alphonse de Liguori Therrien, jeune pasteur de Napierville, adressée à un collègue ontarien : «[…] we are deprived of all racial sympathy. […] We are ostracized by our own kith and kin, looked upon as traitors to our nationality, our language, our religion ».
Les franco-protestants se trouvaient alors devant trois options : ils pouvaient privilégier leur choix de conviction et chercher à consolider leur communauté; ils pouvaient retourner à la majorité catholique d’où ils étaient issus et s’y assimiler par le biais de l’abjuration et du mariage ; ou, mettant l’accent sur l’appartenance religieuse, ils pouvaient demeurer protestants et s’intégrer à la collectivité anglophone.
Selon les récits de mémoire, la pression sociale valorisait fortement la réintégration parmi la majorité catholique. Cette même pression s’exerçait à l’égard des enfants issus d’un couple « mixte ». Si une mère catholique, par exemple, ayant épousé un protestant, réussissait à faire baptiser ses enfants et à les élever dans la foi romaine, non seulement son égarement lui était-il pardonné, mais «le prêtre lui garantissait qu’elle gagnait automatiquement le ciel, sans passage par le purgatoire ».
La scolarisation des enfants franco-protestants demeura longtemps un problème, comme en témoigne cette lettre ouverte parue dans le quotidien Le Devoir :
« La réalité — pour tous ceux qui la vécurent comme moi, franco-protestant — fut tout autre. Dans les années 1960, nous n’avons jamais eu le choix d’une instruction publique française parce que nous étions sommés de produire un « baptistère » pour être acceptés dans le système catholique. Certes, il nous restait la possibilité des écoles privées, comme l’Institut Feller de Grande-Ligne ou celui de Pointe-aux-Trembles, qui virent défiler de nombreux franco-protestants […].
L’accès aux hautes études était également problématique. À Québec, l’Université Laval, héritière du Séminaire de Québec, fonctionnait sous le double statut que lui conféraient les chartes royale (1852) et pontificale (1876). Ce n’est qu’en 1971 qu’elle devient une université laïque complètement autonome. L’Université de Montréal, sous l’autorité du Saint-Siège depuis sa fondation en 1878, est restée interdite d’accès aux protestants jusqu’à l’obtention de sa charte laïque, en 1920. Malgré cette ouverture légale, cependant, elle restait relativement peu accueillante pour les étudiants franco-protestants jusque dans les années 1950-1960. Ceux-ci se dirigeaient donc le plus souvent vers l’université McGill, officiellement laïque mais prônant ouvertement les valeurs protestantes et se décrivant comme « protestante, sans être soumise à une direction ecclésiastique ».
Enfin, l’anglicisation des franco-protestants prit de l’ampleur dès 1910. De nombreux mariages unirent anglophones et francophones de même religion et, pour des raisons de financement, plusieurs églises fondées par des francophones devinrent bilingues, imitées par l’Institut Feller. Voyant, d’une part, les difficultés encourues systématiquement par les convertis et d’autre part, les avantages financiers d’un rapprochement avec la communauté anglo-protestante, la Mission de la Grande-Ligne avait opté pour une réorientation fondamentale: « It was decided that the Mission should embark on a gradual dilution of the French orientation of the work ».
Malgré ses prétentions, en excluant de la nation tous ceux qui ne répondaient pas aux critères catholiques et français, le clergé catholique favorisait l’anglicisation du Québec dans la première moitié du XXe siècle. Chez les Canadiens français eux-mêmes, bon nombre recherchaient une promotion sociale dans leur assimilation à l’anglais. L’Institut Feller n’échappe pas au mouvement d’anglicisation. Depuis 1917-1918, le journal interne publiait ses articles presque exclusivement en anglais, révélant un haut taux d’anglicisation tant chez les étudiants que dans le corps professoral. Instruits en anglais, attirés par une conjoncture économique plus prometteuse, les jeunes protestants trouvaient souvent plus naturel de s’intégrer à la communauté anglaise, échappant ainsi à la formidable pression sociale catholique qui s’exerçait sur eux.
Un survol des rapports annuels de la Mission de la Grande-Ligne révèle quelques conséquences de ce mouvement : en 25 ans (entre 1925 et 1950), aucun pasteur n’est formé parmi les franco-protestants; le montant d’argent reçu des communautés en 1940 représente approximativement le quart de ce qu’on recueillait en 1900. Fermé pendant cinq ans suite à la transformation temporaire en camp d’internement, l’Institut Feller fut rendu à la Mission avec un budget de rénovation. Mais le déclin s’avéra irrémédiable et, en 1967, endetté, il ferma ses portes. Il devait servir de centre d’accueil pour arriérés mentaux adultes, mais fut détruit par le feu l’année suivante.
Le retour de La mémoire
À la fin des années 1950, la Mission de la Grande-Ligne se retrouva avec moins de la moitié des effectifs qui étaient les siens au début du siècle et constata l’échec de sa politique de bilinguisme. Les années soixante furent donc un temps de questionnement, de réévaluation et de réorientation — pas uniquement pour la Mission, d’ailleurs, puisque cette décennie fut marquée, au Québec, autant par le « Maîtres chez nous » de Jean Lesage que par Vatican II et les bouleversements associés aux années de ce que l’on nomme la Révolution tranquille. À mesure que s’effritait le cadre identitaire clérico-nationaliste séculaire, la communauté franco-protestante se mit à affirmer sa double appartenance et, bien sûr, à « chercher ses racines », incontournables composantes de son identité.
On remarque donc, au cours des années 1970, que dans la mouvance du nouvel intérêt des sciences humaines pour les minorités sociales, la présence des protestants francophones éveille l’intérêt des chercheurs. On observe, par ailleurs, un effort de patrimonialisation des traces, d’abord à l’initiative de la communauté protestante elle-même, puis de façon plus généralisée, par les habitants des localités avoisinantes. En 1975, la première maison dans laquelle a logé Henriette Feller est acquise par l’administration baptiste et déplacée sur le terrain de l’église afin d’être convertie en un musée portant son nom et dédié à sa mémoire. Le bâtiment, cependant, devra subir d’importantes rénovations avant de répondre aux normes muséales et de sécurité.
Les fêtes du centenaire de Saint-Blaise, en 1988, ont fait une large place à la présence historique des franco-protestants et ont reconnu leur rôle de fondateurs sur le territoire ; l’église protestante locale, Roussy-Memorial, est revitalisée et les autorités municipales rendent à Henriette Feller un hommage toponymique. Malgré cela, l’ambivalence dans les relations entre catholiques et protestants francophones est facilement perceptible. Si l’Institut Feller à son apogée paraît, doré et embossé, sur la couverture rigide du livre commémoratif, aucune place n’y est faite aux pasteurs, directeurs et autres représentants de la collectivité protestante; si l’historique relate amplement l’œuvre d’Henriette Feller et de ses successeurs, à aucun moment ne mentionne-t-on, parmi les édifices contemporains, le temple protestant, ni son presbytère, ni — ce qui étonne plus encore pour une célébration de centenaire — le musée.
Depuis le début des années 2000, plusieurs gestes mémoriels ont été posés à l’égard du patrimoine franco-protestant : création de la Société d’histoire du protestantisme franco-québecois, participation aux grands événements dont le 400e anniversaire de Québec, installations de plaques commémoratives, élaboration de circuits pédestres ou cyclables, expositions, publications. L’apport des nouvelles technologies vient en appui, ouvrant les pistes prometteuses de la conservation virtuelle, de l’archivage électronique, de l’interprétation interactive et de la visite en réalité augmentée, dont certains pourraient s’appliquer dans le contexte d’une valorisation de l’ensemble Feller.
En fait, les traces qui subsistent aujourd’hui de l’Institut Feller forment une entité patrimoniale unique. Elles témoignent à la fois de l’altérité d’une communauté et de son intégration dans l’environnement humain. Il s’agit d’un tout cohérent qu’il importe d’envisager dans sa globalité, à la fois en autonomie et en interaction avec les gens du milieu. L’héritage de Feller, véritablement unique dans l’histoire du Québec, a une dimension systémique. Il est composé d’objets immobiliers et mobiliers (site, monuments, bâtiments, artéfacts, documents), de traditions et de mémoire (chants, célébrations, récits, souvenirs de famille), de parcours intellectuels et spirituels (conversions, éducation, fréquentation d’églises) chacun étant intégré au vécu d’un lieu physique (la vallée du Haut-Richelieu) et d’un territoire immatériel (le protestantisme francophone). Il témoigne d’une expérience collective plurielle et réunit, en une réalité commune, la région et ses habitants, la mémoire et le temps présent.