Henriette Feller

Le texte sur cette page comprend des extraits choisis du livre « Huguenots et protestants francophones au Québec : Fragments d’histoire », Marie-Claude Rocher – Marc Pelchat – Philippe Chareyre – Didier Poton, utilisé avec autorisation de l’auteur.

Henriette Odin Feller : fille du Réveil suisse

La ville de Lausanne, à l’époque où y grandit Henriette Feller, était une ville Réformée depuis 1537 alors que le Pays de Vaud en avait chassé l’Évêque catholique et y avait établi le protestantisme en religion d’État. Cette mesure visait initialement à offrir un refuge aux huguenots persécutés et à créer un espace libre du pouvoir de Rome, mais perpétuait aussi le modèle d’union des pouvoirs religieux et politiques. Ainsi, dans le nouveau Canton de Vaud créé en 1803, la Constitution n’octroyait qu’une liberté de conscience limitée et ce n’est qu’en 1810 que les catholiques obtinrent le droit de se réunir librement.

Or, dans la Confédération helvétique, plusieurs mouvements protestants s’insurgeaient contre cette association entre l’Église et l’État. Ils critiquaient le lien entre les Églises et la politique, remettaient en question certains aspects doctrinaux et, surtout, réclamaient un retour à une Église libre de toute tutelle gouvernementale. Dans le Canton de Vaud, les tensions furent particulièrement vives. Alexandre Vinet, théologien et important penseur du protestantisme, y défendait sans concessions le principe d’une nécessaire et complète séparation des deux entités. Après une période de conflits intenses il fonda, en 1847, une Église libre, indépendante de l’État et complètement distincte de l’Église nationale.

Parallèlement, dans les pays anglo-saxons et germanophones croissait le mouvement piétiste qui, tenant l’expérience religieuse personnelle comme plus importante que l’adhésion à un credo, introduisait une dimension émotionnelle nouvelle, mettait l’accent sur la conscience des devoirs sociaux et suscitait des entreprises missionnaires. Jugeant leurs Églises assoupies et indolentes, de nombreux protestants réclamaient un « réveil ». Le mouvement se répandit en France et en Suisse, où d’importants foyers revivalistes, d’inspiration piétiste, s’implantèrent dans les villes et mobilisèrent des milliers de fidèles. C’est dans cette effervescence généralisée qu’Henriette Odin Feller s’engagea avec la Société des Missions évangéliques de Lausanne, pour l’évangélisation du Canada.

Née en 1800, elle avait seize ans lorsque la prédication des évangélistes écossais Richard Wilcox et Robert Haldane contribua au déclenchement du Réveil suisse – dans lequel se retrouvèrent certains des piliers de l’Église dissidente : César Malan, Jean-Henri Merle d’Aubigné et, dans la famille Monod, Adolphe, Frédérique, Théodore et Wilfred. Henriette Odin, mariée en 1822 à Louis Feller, policier veuf et père de trois enfants, s’engage elle-même graduellement dans ce mouvement de foi. Après la perte consécutive de son enfant, son mari, sa sœur et sa mère, après une fièvre typhoïde et un lent retour à la santé, elle part avec un jeune collègue, Louis Roussy, pour le nouveau continent.

Après leur arrivée à New York en paquebot, c’est un bateau à vapeur qui les conduit, en remontant la rivière Richelieu, jusqu’à St-Jean-d’Iberville, où ils arrivent le 31 octobre 1835. Madame Feller passent l’hiver chez des compatriotes suisses, le pasteur et Madame Henri Olivier à Montréal. Madame Feller offrait des Bibles et parlait de Jésus-Christ à toutes les familles qui voulaient bien la recevoir. De son côté, le pasteur Roussy, après une courte période comme instituteur à l’Acadie, visitait à dos de cheval les ‘habitants’ des fermes de la région de St-Jean-sur-Richelieu, afin de leur livrer la bonne nouvelle de l’Évangile.

En 1836, le couple Olivier retourne en Suisse pour des raisons de santé. Mme Feller et Roussy persistèrent, mais au prix de quelles frustrations ! Durant leur première année, ils avaient dû abandonner trois écoles que le clergé catholique avait dénoncées. Le colportage devenait de plus en plus difficile : on leur fermait la porte des maisons, et on les brutalisait parfois. Incapables de s’établir dans les villes et les villages où le clergé exerçait une surveillance étroite, ils décidèrent de se retirer sur les terres de colonisation, là où le clergé n’allait qu’occasionnellement et où l’absence de services favorisait inévitablement les bonnes relations de voisinage.

Telle était la situation à Grande-Ligne, située à une dizaine de milles au sud de Saint-Jean, au moment où s’y établit Mme Feller en septembre 1836. L’absence d’école et de médecin fournit aux missionnaires un premier moyen d’apostolat. Le grenier de la maison en bois rond appartenant à la famille Lévesque fût mis à la disposition de Madame Feller, qui occupait une chambre, alors que l’autre pièce servait de lieu de réunion et d’école. Ils gagnèrent la confiance de quelques familles de telle sorte qu’à l’époque de la rébellion de 1837 la petite communauté protestante comptait 16 convertis et une dizaine de sympathisants. Cependant, avec l’agitation révolutionnaire, s’accroissaient les persécutions contre eux. Les Patriotes leur reprochaient d’être assistés par l’ennemi anglais et de ne pas participer au mouvement. Puis, finalement, en novembre, après une série de « charivaris » devant les demeures des protestants, Mme Feller et les familles des convertis, craignant le pire, fuirent aux États-Unis.

La rébellion de 1837 marqua une étape dans la progression du protestantisme. Elle apparut aux yeux des évangélistes anglais et suisses du Bas-Canada comme l’occasion de vaincre le plus grand obstacle à la conversion des Canadiens français, l’influence du clergé. Mme Feller l’avait noté une première fois au moment de l’exode : « Un des heureux contrecoups de cette guerre est d’avoir brisé le joug des prêtres : ils n’ont exercé aucune influence sur les rebelles, qu’ils essayaient de retenir par des menaces d’excommunication ; mais personne n’en a tenu compte. » Louis Roussy annonçait la même nouvelle dans les journaux suisses, anglais et américains : « Et ce n’est pas à la Grande-Ligne seulement, c’est en général dans la contrée que l’influence du prêtre diminue. » Le mot d’ordre était ainsi lancé par Mme Feller : « Le temps est venu, le Canada est ouvert. »

La description pathétique de leur exode dans les journaux déclencha un courant de générosité aux États-Unis et en Suisse. De retour à Grande-Ligne, Mme Feller fit alors distribuer à une cinquantaine de personnes des provisions, des graines de semence et des remèdes. Elle suspendit aussi les poursuites contre ceux qui avaient saccagé les demeures des convertis, puis elle se rendit à Napierville intercéder en faveur des habitants du voisinage auprès de Richard MacGinnis chargé par le gouvernement de recevoir les dépositions et d’examiner les prévenus. Elle pouvait alors écrire : « En général, l’esprit du peuple est tellement changé envers nous, qu’il n’est, je crois, aucune maison de la Grande-Ligne dans laquelle je ne puisse entrer maintenant. » Ainsi se pratiquait l’apostolat à Grande-Ligne ; à l’école gratuite, au colportage et à la prédication, Mme Feller, tout comme le clergé catholique de l’époque, avait joint les secours charitables.

À cette époque, l’instruction était rare. Alors, plusieurs familles envoyaient leurs enfants chez Madame Feller pour y recevoir une formation de base. Leurs parents venaient le soir, souvent pour apprendre à lire, et toujours pour écouter la Parole de Dieu.
L’œuvre d’Henriette Feller grandit et c’est le début de l’Institut Feller, un pensionnat réputé pour garçons et filles, et qui offrait une éducation de qualité du primaire jusqu’à la fin des études secondaires. Madame Feller restera à son poste jusqu’à sa mort en 1868. L’institut Feller continuera pendant presque un siècle suivant sa mort, période marquée de quelques arrêts d’activité, jusqu’à la fermeture de ses portes en 1967. Le bâtiment est détruit par un incendie l’année suivante.

La Gande-Ligne, aujourd’hui Saint-Blaise, est considérée comme le berceau du protestantisme francophone en Amérique. L’historien René Hardy résume ainsi l’impact des 33 ans de présence de la missionnaire : « Henriette Feller a réussi à constituer la première communauté protestante francophone au Québec et inspiré l’action de plusieurs autres dénominations religieuses réformées qui, vers 1860, se partageaient une clientèle restreinte et difficile à évangéliser. Elle a su s’entourer de collaborateurs instruits et influents, dont le docteur et patriote Cyrille Hector-Octave Côté, les prêtres défroqués Louis Normandeau et Hubert-Joseph Tétreau, ainsi que Narcisse Cyr, éditeur et rédacteur du Semeur canadien, et le pasteur Théodore Lafleur, membre en vue de l’Institut canadien de Montréal, directeur de l’école protestante de Longueuil et ministre influent de la Mission de Grande-Ligne. »

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